Erin Polgreen et Joyce Rice : avec Symbolia, « le comics journalism est une forme d’art »

 

En décembre 2012, les deux américaines Erin Polgreen et Joyce Rice ont lancé le magazine illustré Symbolia, dont elles sont respectivement éditrice-rédactrice en chef, et directrice créative. Un concept original qui réunit bande-dessinée et journalisme, et se lit sur Ipad ou sous forme de fichier numérique. Peu avant la sortie du deuxième numéro, les deux créatrices évoquent leur magazine, leurs inspirations, et leur vision du comics journalism.

Léa Bucci pour Horizons Médiatiques : Bonjour Erin, bonjour Joyce ! Parlez-moi de Symbolia. Comment en arrive-t-on à créer un magazine sous forme de bande-dessinée et pour tablettes ?

Erin Polgreen : J’ai imaginé le concept de Symbolia après avoir lu une bande dessinée et un magazine de photojournalisme sur mon premier Ipad. À ce moment-là, je savais juste que c’était une chose que j’avais envie de faire. En fait, j’ai étudié la littérature, écrit et publié pour le journal de mon université, donc le journalisme fait partie de ma vie depuis un bon moment. Joyce et moi nous connaissions déjà, car nous avions toutes les deux été bénévoles pour une association non lucrative à Chicago, il y a quelques années. Quand elle a su que je lançais Symbolia, elle a repris contact avec moi, et il était évident que nous devions travailler ensemble.

Joyce Rice : C’est ça. Et de mon côté, j’ai étudié l’illustration, avec une spécialisation en bande dessinée.

L.B./ H.M. : Comment choisissez-vous les sujets traités dans Symbolia, et où puisez-vous votre inspiration ?

Erin : Au démarrage de Symbolia, nous avons établi une grosse liste de thèmes de base. Celle-ci inclut des sujets qui vont du travail au sexe, à la défense et à la guerre… Nous en avons soumis une première version à notre groupe consultatif, qui nous a aidé à sélectionner 6 à 7 thèmes pour la première année. Personnellement, je lis énormément de bandes dessinées, mais aussi la presse écrite, la presse web, et le journalisme interactif. En terme d’actualité, je suis surtout les gros titres, et tout ce qui concerne la politique, les nouvelles technologies et l’art. Toutes ces choses-là vont nourrir Symbolia. J’aime aussi les sites qui font de la bande-dessinée d’information ou de critique, comme The Comics Journal and Hooded Utilitarian.

Joyce : Moi aussi, je suis beaucoup l’actualité sur les nouvelles technologies. J’essaye de lire des bandes dessinées et de prendre le temps de bouquiner un peu de fiction tous les jours. Je me balade aussi beaucoup sur les espaces artistiques interactifs pour lire les articles d’autres créatifs. Je suis inspirée par les gens qui produisent tous les jours. Ce qui est important, c’est la discipline. Je lis d’ailleurs beaucoup de bandes-dessinées sur le web. Parmi mes préférées : Girls with Slingshots, Octopus Pie, et aussi des blogs comme Drawn, qui présente des dessinateurs de bande-dessinée.

L.B./ H.M. : Comment travaillez-vous pour construire chaque numéro ? À quoi ressemble l’équipe qui réalise Symbolia ?

Erin : Symbolia n’a pas d’équipe créative stable, à part Joyce et moi. Plus d’une centaine de personnes nous ont fait des propositions d’articles, et de 3 à 7 contributeurs participent à chaque numéro. Les gens que nous sélectionnons n’ont pas forcément un double statut de dessinateur/rédacteur. En fait, nous travaillons tout le temps en équipe, donc tant qu’ils se sentent à l’aise dans ce mode de fonctionnement, le nombre de leurs compétences n’a pas d’importance. Ces contributeurs sont bien évidemment payés, parce qu’on ne peut pas se procurer gratuitement un travail d’aussi bonne qualité que celui qui apparaît dans Symbolia.

Joyce : Nous choisissons des gens qui sont passionnés par leur travail, qui ont la volonté d’y consacrer le temps et l’énergie qu’il faudra pour produire du comics journalism réfléchi et bien construit. Nous sommes aussi à la recherche de contributeurs avec des connaissances techniques solides, parce que la création d’un magazine interactif peut être épineuse…

L.B./ H.M. : Des contributeurs extérieurs, des supports techniques pointus… Comment faites-vous pour financer ce projet de journalisme interactif ?

Erin : Pour se développer, Symbolia dépend de revenus provenant de différentes sources. Celles-ci sont tout d’abord le soutien communautaire, grâce aux merchandising, aux abonnements et aux systèmes d’adhésion. Ensuite, la publicité et les sponsors, puis la coproduction de contenu avec d’autres organes de presse, et enfin le consulting : nous pouvons travailler avec d’autres organismes pour concevoir et exécuter des produits numériques bien ficelés. Nous avons fait ce  choix de modèle économique parce que de nos jours, aucune source de revenu n’est suffisante en elle-même pour soutenir les entreprises journalistiques, et aussi parce qu’il est stupide de dépendre d’une seule source si l’on veut être viable.
Le magazine est donc payant. L’abonnement annuel coûte à 11,99$, c’est le même prix quel que soit le support (PDF ou Ipad). Quant aux encarts publicitaires, vous pourrez en voir dans notre prochain numéro.

L.B./ H.M. : En attendant celui-ci, jetons un œil au premier numéro de Symbolia. Comment décririez-vous le contenu de votre magazine, son style graphique ?

Erin : Notre ligne éditoriale tient en quelques mots : créative, amusante et belle. Nos papiers ont une portée mondiale. Notre but, c’est de faire en sorte que les lecteurs passent un petit peu de temps supplémentaire à explorer un sujet.

Joyce : Au niveau du style graphique, Symbolia emprunte fortement à la culture « fanzine ». Nous combinons l’aspect « dessin fait main » avec des sensibilités inspirées du Bauhaus. Nous faisons aussi des cartoons et des gifs animés : c’est une bonne manière d’amener de la vie dans les informations. Pour moi, le comics journalism est une forme d’art, et je pense que c’est le cas de tout type de journalisme.

Erin : Je suis d’accord. Une histoire bien construite est une forme d’art, même si elle est basée sur des faits. Et nous sommes ouverts à d’autres types de dessins. Du manga ? Pourquoi pas ! Il y a des tonnes de styles artistiques que nous adorons, et nous ne sommes coincés dans aucun genre particulier.

L.B./ H.M. : Justement, les détracteurs du comics journalism lui reprochent de ne pas être objectif, dans le sens où un dessin est forcément sensible et soumis à la subjectivité de son auteur et de son lecteur. Qu’en dites-vous ?

Erin : Je ne pense pas qu’une production journalistique puisse être réellement objective : le mieux que l’on puisse faire, c’est d’être juste. Et lorsqu’il y a un parti pris éditorial fort dans une de nos histoires, nous essayons de l’expliciter clairement.
De plus, nous « fact-checkons » (vérifions) tout. Le recoupement des images avec des photos fait partie intégrante du processus de fact-checking, pour que les dessins soient proches de la réalité. Suivant le ton ou le contenu de l’histoire, nous pouvons alors demander aux créateurs de faire quelque chose de moins « idiot » ou les laisser partir un peu plus en roue-libre.

L.B./ H.M. : Vous êtes de ferventes défenseuses du comics journalism, pourquoi ? Quels sont ses avantages selon vous ?

Erin : Le comics journalism permet une véritable immersion, et peut emmener les gens dans de nouvelles directions. Ca traverse les frontières. Je pense que ça rend l’actualité accessible aux gens d’une façon très différente. J’adore le travail de gens tels que Joe Sacco, Sarah Glidden, Guy Delisle, et tellement d’autres…

Joyce : Le fait que le comics journalism se développe de plus en plus, aux Etats-Unis et en Europe, je trouve ça fantastique. Cela ajoute encore de la diversité aux voix présentes dans les médias, et fournit aux gens des moyens alternatifs d’accéder à l’information.

L.B./ H.M. : Mais votre magazine est disponible uniquement sur Ipad et en PDF. Ne pensez-vous pas que ce choix de support vous sépare pas d’une partie des lecteurs ? Comment faites-vous pour les toucher ?

Joyce : Nous travaillons sur des applications pour Android et Kindle, mais nous essayons de nous développer lentement et intelligemment avant de nous jeter sur d’autres plateformes. Nous voulons faire ça bien.

Erin : C’est en effet un danger. Bien évidemment, en tant que magazine digital, Symbolia doit prêter une attention particulière à sa présence sur les différents réseaux sociaux. Pour maintenir en permanence le contact avec nos lecteurs, nous jouons entre Tumblr, Twitter, Facebook, mais aussi les newsletters et les « push notifications ». Et pour en attirer de nouveaux, nous utilisons du contenu gagné et des promotions (par exemple des articles dans d’autres publications), des publicités mobile et sur Facebook, le bouche-à-oreilles et les achats des autres médias.

L.B./ H.M. : En plus d’apporter un contenu innovant, Symbolia accorde une place particulière aux femmes. Pourquoi ?

Erin : Les femmes sont sous-représentées dans la bande-dessinée, le journalisme et l’industrie technologique. En tant qu’entreprise menée par des femmes, nous sommes en bonne position pour changer cela.

Interview réalisée par Léa Bucci