Gawker Media raccourcit ses titres pour séduire Google

 

Pour augmenter le trafic sur leur site, les publications de Gwaker Media sont prêtes à raccourcir les titres de leurs articles en réponse aux exigences de Google. Un choix stratégique qui repose cependant la question de la « tyrannie des algorithmes » sur le travail journalistique.

 

Des titres de 70 signes, pas un de plus, pas un de moins. C’est la nouvelle consigne donnée par Nick Denton, fondateur et propriétaire du groupe de médias en ligne américain Gawker Media, à ses rédacteurs. La mesure a été annoncée et publiée le 11 avril dernier sur Gawker.com, l’un des blogs d’information détenus par le groupe, et s’applique également à ses autres publications : Lifehacker, Gizmodo, io9, Kotaku, Deadspin, Jalopnik et Jezebel. Dans une note, le propriétaire de Gawker Media signale aux rédacteurs que l’éditeur Kinja avec lequel ils travaillent les avertira de cette nouvelle donne. Pour les petits malins qui tenteraient de contourner la consigne, Nick Denton précise même : « Nous n’afficherons que 70 signes sur la page d’accueil, même si vous faites plus long ».

Mais « pourquoi cette mesure drastique ? » reprend-il, devançant les questions des rédacteurs. Et bien pour satisfaire Google, qui limite ses résultats de recherche à 70 signes. Ou Facebook, qui a fait de même récemment. Dans ce cadre, « nos titres verbeux sont un désavantage grandissant », insiste Nick Denton. Il prend pour exemple l’article paru en janvier 2013 sur Deadspin, qui concernait l’affaire de la fausse petite amie du joueur de football américain Manti Te’o. Le titre du papier a été tronqué dans les résultats de recherche Google.  Il s’est vu dépasser par d’autres articles non pas parce que leur contenu était meilleur, mais parce que leur titre était plus simple.

Et Nick Denton d’ajouter : « Nous pouvons ne pas aimer cette tyrannie de la recherche et des algorithmes sociaux. Cela peut sembler une contrainte oppressante [...] Mais la recherche et les réseaux sociaux sont les deux principales sources de nouveaux visiteurs sur nos sites. C’est une réalité inéluctable. »

Google, ce dictateur ?
La mesure de Gawker Media vient étayer un constat déjà établi par d’autres professionnels de l’information : la dépendance des médias en ligne au référencement Google. Obligés de plaire au moteur de recherche pour être rentables, ceux-ci verraient transformer en profondeur leur manière de travailler. Ainsi, l’auteur français de l’article « Je n’avais pas signé pour ce journalisme web », republié en janvier 2013 sur Acrimed, décrivait Google comme « le grand méchant qu’on drague ». Il dénonçait « la production de titres avec des contenus pauvres derrière » et soulignait les nouvelles contraintes imposées aux journalistes web : « L’important est ainsi de titrer un papier avec les bons mots-clés, de publier des articles qui sont susceptibles d’être référencés par Google, et d’être repéré par l’algorithme qui mettra un article dans la page Google actualités (et le plus haut possible sur la page). »  L’auteur allait jusqu’à émettre l’idée d’une ligne éditoriale à présent dictée par Google : « certains articles n’existeraient pas sans l’injonction de ces mots qu’il faut avoir à tout prix sur son site. Et il est de plus en plus fréquent que les personnes du service marketing suggèrent des “idées” aux rédacteurs en chef. Si vous avez déjà fait 12 papiers sur un sujet qui clique, le lendemain on va vous demander d’en faire un 13e même s’il n’y a qu’une ligne d’info à ajouter. Mais il faut un titre. »

Des justifications discutables
À Nick Denton comme aux autres, il paraît donc indispensable de composer avec l’argument économique. Pourtant, certains avancent que la limitation des titres à 70 signes n’est pas la garantie d’un référencement et d’une rentabilité améliorée. C’est le cas de Dan O NGuyen, ex journaliste à Propublica, qui a commenté la nouvelle mesure de Gawker Media sur le site de Jim Romenesko. « La longueur du titre n’a sans doute rien à voir avec la position où l’article apparaît dans les résultats de recherche Google. Cependant, Denton a raison, seuls les 70 premiers signes d’un titre apparaissent dans les résultats de recherche, ce qui est très important pour capter l’attention des lecteurs » écrit-il. À propos de l’affaire Manti Te’o, le journaliste fait le constat suivant : Google a coupé le titre original à « Manti Te’o’s Dead Girlfriend, The Most Heartbreaking And… » (la petite amie morte de Manti Te’o’s, la plus déchirante et…). Selon Dan O NGuyen, si Deadspin a perdu en référencement sur les termes « Manti Te’o hoax », il est revanche gagnant sur ceux de « Manti Te’o girlfriend » ou « Manti Te’o heartbreaking ». Ce n’est donc pas tant la longueur du titre que la pertinence et la position des termes qui feraient la différence auprès des internautes.

Les résultats Google pour « Manti Te’o hoax » :
Deadspin en bas de page.

La qualité de la titraille en question

Un risque est également évoqué par les détracteurs de cette troncature des titres à 70 signes. Celui d’un manque de précision dans l’information donnée aux lecteurs. En réduisant l’espace d’expression des rédacteurs, ceux-ci ne se voient-ils pas obligés de simplifier les faits, quitte à omettre dans le titre de l’article des détails essentiels à la compréhension de l’histoire ? « Une majorité de nos titres sont déjà sous la limite des 70 signes », assure Nick Denton. « La plupart des autres pourraient l’être en les resserrant un peu. Et cela laisse encore beaucoup de place pour la personnalité et la créativité. »

Paul Constant, qui blogue sur The Stranger, conteste cette affirmation. Pour lui, la réduction des titres les expose clairement à une perte de qualité, voire au remplacement par des titrailles racoleuses dans le seul but d’attirer le clic : « Le problème [...] c’est qu’avec ce type de décret, la précision en souffre, et les titres vont devenir de plus en plus « tabloïd ». Il souligne également le danger que représente ce manque d’exactitude pour les journalistes eux-mêmes, et les conséquences qu’il peut avoir sur leur carrière : « Parfois une histoire a besoin d’un long titre : si vous écrivez à propos d’un crime, vous vous exposez vous-même à des possibles poursuites judiciaires si vous oubliez un « présumé » ou deux pour l’amour de l’espace. »

Un resserrement général
Sans se laisser impressionner par ces menaces, Gawker Media a déjà prévu une série de changements pour densifier et raccourcir son information. Le groupe en a fourni un exemple avec la future page d’accueil d’io9. Entre autres, les introductions des derniers articles vus seront coupées à 300 signes, soit la hauteur d’une image de 300 pixels. Plus d’images seront affichées, occupant moins d’espace. D’énièmes tentatives de plaire au moteur de recherche et aux lecteurs disposant de petits écrans.

Article rédigé par Léa Bucci 

 

*photo en Une: capture d’écran de la page d’accueil de gizmodo.fr, publication du groupe Gwaker Media