Élections au Kenya : Uchaguzi révolutionne le crowdsourcing

 

Lancée avant l’élection générale de 2013, la plateforme Uchaguzi a permis aux internautes kenyans de recenser les violences et autres événements en marge du scrutin, regroupés sur une carte interactive. Dernier né du laboratoire iHub, le site revendique un traitement citoyen de l’information, pour des élections calmes et transparentes.

L’initiative Uchaguzi Kenya 2013 a été déployée du 1er au 9 mars 2013, date de la proclamation des résultats officiels de l’élection générale. Le mot Uchaguzi signifie « élections » en swahili. L’objectif était clair : « aider le Kenya à avoir une élection libre, juste, paisible et crédible. »
Pour ce faire, les citoyens kenyans sont invités à rapporter tout incident se rapportant au processus électoral, avant, pendant et après le scrutin. Les électeurs potentiels transmettent ces informations à Uchaguzi grâce à leur téléphone mobile ou un accès internet (par courrier électronique, en remplissant un formulaire sur le site uchaguzi.co.ke, en envoyant un SMS au 3002, via des applications pour iOS et Android ou sur les réseaux sociaux, avec les mots-clés @Uchaguzi et #Uchaguzi).
Les équipes d’Uchaguzi réceptionnent toutes ces données. Après un travail de géolocalisation, de catégorisation et de vérification, les informations reçues sont représentées, quasiment en temps réel, au moyen d’une carte interactive. Au 18 mars, la plateforme comptabilisait 4 964 contributions, dont 2 699 rapports vérifiés.

Capture d’écran de la page d’accueil du site uchaguzi.co.ke

Signé Ushahidi


Uchaguzi KE 2013 est une émanation de la très célèbre plateforme Ushahidi (swahili pour « témoignage »). Lancée précipitamment en 2008 au cœur de la crise post-électorale, l’initiative s’est muée en une organisation technologique à but non lucratif, spécialisée dans le développement de logiciels libres et open source autour du traitement, de la visualisation de l’information et de la cartographie sociale.
La compagnie a notamment développé un logiciel éponyme, traduit en 30 langues et utilisé plus de 40 000 fois dans 159 pays. Aussi bien pour cartographier les violences contre les immigrants en Afrique du Sud en mai 2008 ou lors des élections malgaches, afghanes ; que pour coordonner les secours après des catastrophes naturelles, comme en 2010 en Haïti, au Chili, ou encore en Russie, en Italie, aux Etats-Unis. La chaîne d’information panarabe Al Jazeera s’en est même servi pour recueillir les rapports de témoins oculaires pendant la guerre de 2008-2009 à Gaza.

Erik Hersmann, alias « l’Africain blanc« , est l’un des cofondateurs de Ushahidi. Blogueur renommé et spécialiste des nouvelles technologies, il fonde en mars 2010 le iHub. Le laboratoire compte aujourd’hui parmi les trois plus importants espaces africains dédiés aux innovations informatiques et autres piratages numériques.

Hersmann et des volontaires d’Uchaguzi au travail dans la salle du iHub à Nairobi

 

Comme Ushahidi, Uchaguzi utilise SwiftRiver, un logiciel qui aide à filtrer les afflux massifs d’informations collectées en temps de crise, pour en extraire le sens. Concrètement, celui-ci permet de filtrer et de vérifier en temps réel des données provenant de réseaux sociaux, de SMS, d’e-courriers, et de flux RSS. Ce logiciel libre et open source est particulièrement utile pour les journalistes, les médias et toutes les institutions ayant besoin de trier leurs données par fiabilité, et non par popularité.

Pour Daudi Were, le responsable du projet Uchaguzi KE 2013, la principale différence entre les plateformes Ushahidi et Uchaguzi réside dans le fait que cette dernière ait été développée pour prévenir la crise. Tandis qu’en 2008, Ushahidi avait commencé en plein milieu et courait littéralement après cette crise. « Uchaguzi a donc pu construire des partenariats à l’avance. La plateforme est en outre assez différente, en ce qu’elle est une version de Ushahidi beaucoup plus avancée et optimisée, analyse M. Were. Il y a aussi eu de l’amélioration autour de la collaboration sur l’arrière-plan. C’est pourquoi la plateforme Uchaguzi est maintenant capable de coordonner huit équipes digitales, chacune avec un processus différent pour exploiter les données, toutes conçues pour cartographier et répondre aux citoyens.»

Huit équipes digitales

L’initiative Uchaguzi KE 2013 a été créée conjointement par Ushahidi, la Fondation Hivos, le SODNET et le CRECO (deux ONG kenyanes). Elle a été financée par Hivos et l’agence canadienne de développement (CIDA), dans le cadre de leur projet conjoint ICT Election Watch.
Longtemps avant son déploiement, les partenaires d’Uchaguzi ont entrepris de mobiliser la population à grand renfort d’annonces radio, interviews télévisées, tournées de promotion, campagnes d’affichage, distribution de t-shirts et de fliers à travers tout le pays. Entre le mois de janvier et l’ouverture du scrutin, pas moins de 50 sessions de formation sont organisées pour préparer l’action des partenaires sur le terrain.

Recrutés au Kenya et dans la diaspora, près de 240 volontaires sont formés puis leurs tâches sont réparties : SMS, veille médiatique, géolocalisation, traduction, rapports, vérification, analyse et recherche, technologie. Tout le dispositif est piloté depuis le iHub, dans le centre-ville de Nairobi.
Les volontaires réceptionnent les « rapports » envoyés par les témoins. La plupart sont traduits des langues locales vers l’anglais, avec l’aide de Traducteurs Sans Frontières. Ils sont ensuite triés, localisés, catégorisés et publiés sur la carte interactive. Un grand nombre d’informations sera vérifié par triangulation, grâce à la présence sur tout le territoire kenyan de membres du réseau d’organisations de la société civile CRECO.
En amont de la chaîne, la emergency team (« équipe d’urgence ») prend en charge les catégories les jugées sensibles : « problèmes de sécurité », « discours dangereux » et « actions policières ». L’équipe collabore avec les partenaires d’Uchaguzi pour attester de la véracité des informations qui doivent faire l’objet d’une diffusion expresse.
Enfin, deux équipes assurent la continuité du dispositif. La technology team fonctionne comme le support technique de la plateforme interactive, tandis que l’équipe analysis and research produit des synthèses des rapports reçus des quatre coins du pays.

Organisation et gestion des flux à Uchaguzi

Toutes-en-une élection

Toutes-en-une élection
L’élection générale de 2013 s’est déroulée le 4 mars 2013, dans un climat très tendu. Les résultats, attendus dès le 5 mars, n’ont été finalement proclamés que le 9 mars. Cependant, la grande tension cristallisée autour de cette élection réside aussi dans son caractère « général », puisqu’il ne s’agissait pas seulement pour les kenyans d’élire leur nouveau président.
Après la réélection douteuse de Mwai Kibaki en 2007 et la crise meurtrière qui s’en est suivie, une nouvelle constitution a été adoptée en 2010. Ce texte a donné naissance à un système de gouvernement décentralisé, formé de 47 counties ayant chacun son propre parlement. Un nouveau corps de régulation, l’IEBC (Independent Electoral and Boundaries Commission), fut fondé en 2011 pour remplacer l’ancienne commission électorale du Kenya (ECK).
Les membres de la nouvelle commission devaient donc dépouiller six bulletins pour chacun des 12 millions de votants, correspondant aux élections du président, des sénateurs, des membres de l’Assemblée nationale, des représentants des femmes de chaque comté, des gouverneurs de comtés et des membres des assemblées départementales.

Les électeurs ont fait la queue pendant des heures pour voter

 

Avec 50,07 % des suffrages, le candidat de la Jubilee Alliance Uhuru Kenyatta a remporté le fauteuil présidentiel au 1er tour. Ancien soutien du président sortant Kibaki et fils du premier président kenyan, il a été officiellement investi le 9 avril 2013, en tant que 4ème président de la République du Kenya. En 2012, Kenyatta avait démissionné de sa fonction de Ministre des finances, alors que la Cour Pénale Internationale l’inculpait pour crimes contre l’humanité, en raison de sa responsabilité supposée dans les massacres de 2007-2008. Le président kenyan doit comparaître à La Haye le 9 juillet prochain.

L’élection générale 2013 a connu la participation record de 87% des électeurs potentiels, soit 12 millions de votants. 99 000 agents assuraient la sécurité dans les 33 000 bureaux de vote. Plusieurs personnes, notamment des policiers, ont trouvé la mort dans des attaques isolées, sans incidence apparente sur le déroulement du scrutin.
Message de Daudi Were sur le blog d’Ushahidi, à l’occasion de la clôture du dispositif : « L’objectif principal d’Uchaguzi était de se focaliser sur le processus électoral. C’est chose faite. Le processus légal qui va suivre dépasse notre mandat. Jusqu’à présent, le Kenya est paisible, nous espérons que le pays se maintiendra sur cette voie. Ensemble, avec nos partenaires, nous resterons vigilants. »

Wiki, crowdmaps, SIG participatifs


Les cartographies sociales interactives  contribuent de plus en plus à la production d’information par les citoyens eux-mêmes. Professeur à la Sorbonne, le géographe Gilles Palsky explique que ces formes modernes de cartographie « ont comme point commun la production d’une information géographique par une communauté d’individus, dans une logique [...] de la base vers le sommet. Ces cartes s’opposent ainsi à une vision du territoire venue d’en haut, imposée par un expert ou une institution. »

La cartographie, traditionnellement réservée aux institutions et aux états devient donc communautaire, collaborative, afin de permettre aux citoyens de s’approprier le réel et de faire entendre leur voix. Elle constitue aujourd’hui l’une des bases du crowdsourcing et du journalisme « citoyen ». Sur le continent africain, les applications de ces crowdmaps ne manquent pas. Elles semblent pouvoir répondre aux attentes criantes des populations, notamment pour lutter contre la corruption.

Article rédigé par Henri Le Roux